🍊ALEX IER

URGENCES IMPÉRIALES 🚑

(Chronique absurdienne d’une journée parfaitement réelle)

 

Le matin s’ouvre sur un soleil presque digne d’un empire fonctionnel. Alex Ier dépose sa fille à l’école avec la sérénité d’un monarque persuadé que sa journée sera simple. Jul, en fumée noire, l’accompagne, tournoyant paresseusement autour de lui.
— Majesté, c’est rare de vous voir sortir si tôt sans décret à signer.
— Jul, je suis un empereur moderne : je dépose ma fille à huit heures, et je règne après.

À neuf heures, Alex est chez son médecin, un généraliste loyal mais débordé, qui examine la petite morsure, l’égratignure, la piqûre – personne ne sait vraiment – située sur le front impérial. Il prescrit une pommade, conseille un pansement, et renvoie l’Empereur gouverner son royaume. À dix heures, Alex est chez lui, confiant. À onze heures, l’Empire bascule : son front enfle comme un soufflé raté. Jul observe.
— Majesté… votre front tente de faire sécession.
— Jul, ferme-la. Cherchons une solution rationnelle.

Le doute impérial commence : chaud ? froid ? remettre la crème ? tout laver ? ne rien faire ? Alex tente de rappeler le médecin, impossible. Hybris médicale moderne : plus vite on soigne, plus vite on disparaît. L’Empereur se tourne vers Jul, mais Jul n’est pas un expert cutané.
— Jul ?
— Majesté, vous allez encore me faire écrire un décret pharmacologique. Laissez-moi consulter les archives.

Silence. Pas de réponse claire. L’enflure descend sur la paupière, Alex voit flou, comme si l’Empire lui-même s’éloignait.
— Peut-être… appeler le 15 ? murmure Jul.
— Le 15, Jul ? L’oracle des urgences ? L’antre du chaos ?
— C’est ce que recommande la sagesse médicale contemporaine quand on ne sait pas si on doit mettre de l’eau chaude ou invoquer un exorciste.

Alex inspire, compose le numéro. Voilà donc ce que devient le pouvoir dans l’époque moderne. À 11h07, il appelle le 15. L’opérateur entend “œil gonflé”, “vision trouble”, “angoisse latente”. Verdict : ambulance. Pour une allergie. Jul jubile.
— Majesté, nous vivons un moment historique.
— Jul, ce n’était pas une suggestion humoristique.
— Non, mais c’est très drôle quand même.

À quatorze heures, les ambulanciers arrivent au palais impérial de banlieue. Sympathiques, humains, pragmatiques. Alex les fait rire, parle voitures, immobilier, facture publique. L’ambulance devient wagon de fête foraine. Sirène hurlante. L’Empereur filme des vidéos pour sa fille comme s’il était au parc Astérix. On arrive à la clinique. Passage direct par l’infirmière de tri : regard sur le front, regard sur l’œil, regard sur la feuille.
— Ce n’est pas très grave. Deux à trois heures d’attente.
— Écrivez-le quelque part, dit Alex. Je le fais encadrer.

On l’envoie en salle d’attente “classique”. Il branche son téléphone sur la seule prise comme un vétéran des urgences. Le panneau lumineux annonce, lui aussi : 2 à 3 heures. L’infirmière a dit 2–3h, le panneau dit 2–3h : événement rare, la France semble alignée.

À quinze heures : toujours 2–3h. À seize heures : toujours 2–3h. À dix-sept heures : encore 2–3h. Le temps passe, le panneau vit dans une boucle temporelle indépendante. Alex finit par demander à l’accueil :
— Excusez-moi, le panneau n’avance pas. C’est moi ou c’est lui ?
— Le panneau ne sert à rien, monsieur. On le débranche tout le temps. Le service technique le rebranche le matin. On le laisse pour faire joli. Vous en avez encore pour deux ou trois heures. Peut-être.

Là, Alex comprend : il n’est plus patient, mais otage. Avant 17h, sa fille est au collège, ça va. Après 17h, ça pèse. Pas de réseau, il doit sortir pour appeler, prévenir qu’il est coincé, organiser la récupération. Il entre, sort, revient, repart. À force, il migre naturellement vers le couloir, cette zone grise où se retrouvent ceux qui savent que le panneau ment et que le fauteuil ne sauvera personne.

La petite communauté des naufragés se forme : Parisiens de passage, locaux résignés, vieux, jeunes, joggings, chemises, tous ramenés au même statut : variables d’ajustement. Alex parle, écoute, rigole, demande “vous êtes là depuis quand ?”, raconte qu’on lui a promis 2–3h, on lui répond “hier on m’a déjà fait le coup”. Tout le monde rit comme des anciens combattants. On se tient pour ne pas couler. Jul note : “En Absurdie, les urgences sont l’ultime expérience sociale : les gens sont sympas, mais le système les déteste.”

Vers dix-huit heures, miracle : un médecin connu, père d’une copine de sa fille. Le sauveur. Il passe, Alex le reconnaît, mais son cerveau bloque. Le médecin disparaît déjà quand le nom revient. Trop tard. Toute la salle explose de rire.
— Fallait courir, Majesté ! Fallait hurler ! Fallait déposer un décret !
Il repasse plus tard, le voit, s’arrête :
— Mais qu’est-ce que tu fais là ?!
— Je fais gonfler l’économie de la santé.

Le médecin file voir les urgentistes, revient, triomphant :
— Je me suis arrangé, ils vont te prendre bientôt.

Ovations de la tribu des naufragés. Ils savent que “bientôt” ne veut rien dire, mais l’espoir est une drogue forte. “Bientôt” durera encore une heure. Le piston aussi se fait broyer. Certains partent, d’autres reviennent, d’autres renoncent. On rit, parce qu'autrement ce serait suicidaire.

Enfin, on l’appelle :
— Monsieur Lesté !
— Monsieur l’Empereur, corrige Alex.
— On s’en fout, ici.

Et il a raison : dans le royaume des urgences, personne n’est empereur. On l’allonge dans une autre salle, seul, fini le clan. Juste un néon, une pièce froide.
— Majesté… on dirait la salle d’attente du Jugement Dernier, mais avec des chariots métalliques, murmure Jul.

À vingt heures passées, un médecin arrive. Diagnostic fulgurant :
— Une poche de glace.
— Sept heures pour une poche de glace ?
— Oui.
— Je vais mourir.

Il lui tend la poche, explique dix secondes, puis c’est terminé. Alex pose la glace trois secondes, retire son bracelet passé au poignet sept heures plus tôt, le pose, remercie poliment mais avec mépris souverain, et quitte la clinique :
— Je vous souhaite une très bonne soirée, et bonne chance pour les autres.

Jul conclut, tandis qu’Alex rejoint sa sœur dehors :
— Majesté, vous venez de survivre à sept heures de bureaucratie médicale française.
— Jul, j’ai payé vingt-trois euros pour un spectacle complet.
— Un spectacle participatif.
— Un escape game.
— Avec ambiance sonore.
— Et scénario improvisé.
— Mais ce n’était pas le but, Jul.
— Non, Majesté. C’est bien ça le problème.