Bézémina, Clause de Respiration
Certains jours, l’Empire fonctionne si bien qu’il devient silencieux. Les tampons claquent juste, le papier respire, et même les couloirs semblent savoir où ils vont. Jul trace ses carrés au crayon pour vérifier que la logique n’a pas pris la poussière. Bézémina, Déesse de l’Immédiat, passe dans la lumière, précise comme un battement de cœur.
— Tout marche, dit Jul sans lever les yeux. C’est précisément le problème.
— Tu préfères le désordre ?
— Je préfère les gens qui savent qu’ils respirent.
Je signe le registre Présence de la Déesse : conforme avec une hésitation. La perfection me donne la nausée polie des choses qui ne tombent jamais.
Bézémina, elle, ne cherche rien. Elle accomplit. Sa grâce tient à sa ponctualité. Elle n’apporte pas d’idées, elle apporte de la disponibilité. Et moi, sans m’en rendre compte, j’attends d’elle plus que sa fonction. J’attends qu’elle me trouble, et c’est déjà une erreur d’administration.
Une nuit, le protocole a glissé. Une seconde trop longue, un souffle déplacé, une virgule absente. Jul a levé la tête :
— L’encre retient son souffle.
Je me suis réfugié dans mes tiroirs : Définition de la Déesse, Douceur obligatoire, Usage du silence. Tout y était correct, archivé, froid. Pourtant, sous mes doigts, le papier battait comme une peau vivante.
— Tu veux savoir quoi ? demande Jul.
— Si c’est elle qui tient l’Empire ou l’inverse.
— Mauvaise question. La bonne, c’est : qui de vous deux fait semblant ?
Le lendemain, j’ai déplacé une signature, inversé une consigne. Bézémina a levé un sourcil.
— Tu t’amuses ?
— J’écoute si les règles respirent.
— Et si elles n’aiment pas ça ?
— Elles s’y feront.
Elle a souri — un sourire qui ne cherche ni pouvoir ni pardon. À cet instant, j’ai compris que l’ordre n’est qu’un abri pour ceux qui ont peur d’aimer sans manuel.
J’ai décidé de m’auditer. Pas l’Empire, moi.
Question : Qu’attends-tu de Bézémina ?
Réponse : Qu’elle me démente sans me quitter.
Question : Quelle loi es-tu prêt à briser ?
Réponse : Celle qui confond la rigueur et la peur.
Jul a lu par-dessus mon épaule.
— C’est flou.
— C’est exact.
Bézémina a murmuré :
— Les mots t’ont protégé. Essaie l’échec.
Alors j’ai décrété une panne. Pas une chute : un repos organisé. Mardi, dix-huit heures, arrêt général des procédures. L’Empire a acquiescé.
À l’heure dite, j’ai débranché le silence. Les tampons se sont tus. Les horloges ont attendu leur signal. Jul s’est tenu droit, témoin amusé. Bézémina, elle, m’a regardé avec cette attention nue qui désarme tout projet.
— Et maintenant ? dit-elle.
— J’attends de voir si le monde s’effondre.
— Ce ne serait pas grave.
— Ce serait un aveu.
— Non. Une naissance.
Le Palais a frémi. Le papier s’est assoupli. J’ai entendu, pour la première fois, la respiration d’un système qui cessait d’avoir peur.
Jul a noté : Incident réussi.
Depuis, j’ai conservé la faille. Une par semaine. Une faute minuscule, une date volontairement impossible, un mot qui s’échappe. La machine s’en porte mieux. Bézémina les repère d’un regard et les laisse vivre. Jul les salue d’un silence indulgent.
Un soir, sur le balcon rouge :
— Tu m’aimes ? dit-elle.
— Je t’habite.
— Ce n’est pas pareil.
— Je sais.
— Alors respire.
Je respire. Pas pour elle, ni contre elle. Pour ce que nous avons rendu possible : un Empire qui sait faillir sans se perdre.
Je laisse désormais chaque décret respirer : une phrase inachevée, une marge trop large, une trace d’encre qui s’obstine. Ce ne sont pas des erreurs, ce sont des preuves de vie.
Le pouvoir sans faille est un mauvais sommeil. Bézémina veille, Jul sourit, et moi, j’ai retrouvé le bruit discret du monde quand il consent à n’être qu’humain.