Le Saint-Régime

 

Alex et Jul voyageaient parce qu’il fallait bien que quelqu’un aille voir ce que donnait la folie morale quand on la laissait gérer un pays entier. Ils avaient quitté l’Empire d’Absurdie™ au petit matin, un peu comme on sort d’un rêve pour entrer dans un cauchemar : avec curiosité, sans illusions, et avec un léger mal de tête administratif.

Le royaume voisin n’avait plus vraiment de nom officiel. Sur les cartes anciennes, il s’appelait encore la Vallée des Trois Fleuves, un endroit banal, avec des vignes, des vergers, des usines de biscuits, des supermarchés, des écoles, des foires à la saucisse. Puis une première vague de panique sanitaire était passée. Puis une deuxième. Puis une troisième. Et au bout de la cinquième, quelqu’un avait prononcé ces mots, moitié slogan, moitié menace : le Saint Régime. Le reste avait suivi.

— Tu sens ? demanda Alex en franchissant la frontière.
— Je ne sens rien, répondit Jul. C’est précisément ça qui m’inquiète. Un pays où ça ne sent plus ni le gras, ni le sucre, ni la vie. C’est mauvais signe.

La douane était un long couloir blanc, éclairé au néon froid, avec des écrans qui affichaient des slogans de santé publique comme on afficherait des victoires militaires. « ZÉRO SUCRE, ZÉRO PÉCHÉ », « UN CORPS PUR POUR UNE NATION PURE », « LA GLYCÉMIE EST LA NOUVELLE MORALITÉ ». Les douaniers ne cherchaient pas des armes, mais des friandises. Les chiens reniflaient les sacs non pour trouver de la cocaïne, mais des traces de cacao, de caramel, de miel.

— Vous transportez des aliments à index glycémique suspect ? demanda un inspecteur maigre comme une formule mathématique.
— On transporte juste notre mauvaise foi, répondit Alex. Ça se mesure comment, chez vous ?
— Par le poids des remords, répondit Jul, avant qu’on lui colle un formulaire d’auto-évaluation métabolique dans les mains.

Ils passèrent miraculeusement, avec un tampon violet sur le passeport : “À SURVEILLER”. C’était le tampon standard pour les voyageurs vivants.

La capitale du Saint Régime ne ressemblait pas à une ville, mais à une brochure de mutuelle totalement hystérique. Partout, des affiches de silhouettes filiformes en jogging blanc, courant vers un horizon sans nourriture. Les boulangeries avaient été reconverties en Centres de Compensation Calorique. Les restaurants servaient des assiettes vides avec, à côté, la liste détaillée de tout ce qu’on ne vous avait pas autorisé à manger. Les supermarchés avaient des rayons entiers consacrés à des produits portant la mention « APPROUVÉ PAR LE SAINT RÉGIME » et ne contenant que de l’eau, des fibres solubles et un vague goût de renoncement.

Les premiers jours, avait expliqué un vieux chauffeur de tramway, tout le monde avait trouvé ça “raisonnable”. On avait commencé par durcir les règles sur l’alcool, le tabac, “les produits récréatifs”, comme disent les ministères qui veulent être cool en tuant la fête. Puis était venu le temps de Purélie.

Purélie, au début, n’était qu’un mouvement d’hygiène. Quelques médecins, quelques influenceurs, une poignée de prêtres persuadés que Dieu voulait des corps bien définis. Ils parlaient de pureté, de détox, de retourner à une “nature originelle”, ce qui était ironique quand on pensait à ce qu’ils allaient faire subir aux arbres.

Le problème avec les gens qui veulent nettoyer le monde, c’est qu’ils ne s’arrêtent jamais au paillasson.

La République Détoxicale avait surgi comme un logiciel dans un vieux système d’exploitation fatigué. On avait réorganisé la société autour d’un EPA — Évangile de la Pure Alimentation. Chaque citoyen avait un compte glycémique national. Chaque repas était scanné, chaque bouchée signalée, chaque dessert suspect signalé aux autorités morales. Les calories étaient devenues des débits et des crédits. Les écarts alimentaires, des délits. Les mots “plaisir”, “gourmandise”, “se resservir” avaient disparu des dictionnaires officiels.

Puis un matin, un ministre de la Sainteté Métabolique, pris dans une montée mystique, avait prononcé la phrase qui allait tout renverser : « Pour sauver les corps, nous devons d’abord crucifier le sucre. »

— À partir de là, commentais Jul, tu connais la suite.
— Tu crois qu’ils le savent, eux, que c’est déjà écrit depuis la Prohibition ?
— Non. Les fanatiques arrivent toujours en retard sur l’Histoire. Mais ils se croient en avance.

Les bonbons avaient été les premiers à tomber. Puis les sodas. Puis les pâtisseries. Puis le chocolat. Les enfants avaient pleuré, les parents avaient protesté, les commerçants avaient signé des pétitions, les grands-parents avaient caché des boîtes de biscuits dans les placards. On avait répondu par des campagnes de culpabilisation massives : “CELUI QUI SUCRE TON CAFÉ SUCRE TA TOMBE”. Après quelques mois, les résistances avaient diminué. Les gens s’habituent à tout, même à vivre dans un régime sec.

Et comme toujours, à l’instant précis où l’État interdit, le marché noir entre en scène.

La nuit, la ville changeait de visage. Les rues neutres devenaient des couloirs de murmures. Dans des parkings souterrains, des hommes en capuche échangeaient des paquets de barres chocolatées emballées dans du plastique noir. On payait en cash, en bijoux, en services. Une tablette de chocolat noir 70 % valait plus cher qu’un gramme de cocaïne dans le monde d’avant. Une canette de soda, surtout les anciennes recettes, circulait dans les soirées comme une relique sacrée. Les caves humides devenaient des clubs clandestins où l’on servait du coca tiède dans des gobelets bruns, sous le regard fiévreux de clients qui tremblaient de manque.

— C’est fascinant, dit Alex. Ils ont recréé la mafia juste avec du cacao.
— Donne du sens moral à un produit, répondit Jul, et tu obtiens ça : un cartel.

On appelait ces structures les MNM — Mafias Nutritionnelles Métaboliques. Juste un sigle au début, pour rire. Puis le sigle était resté, comme restent les mauvaises idées qui se trouvent efficaces. Les MNM contrôlaient les filières de sucre industriel, les flux de poudre blanche issue d’anciennes usines démantelées. Ils recrutaient chez les boulangers ruinés, les confiseurs en faillite, les nutritionnistes en crise de foi. Tous ceux que le Saint Régime avait jetés hors du cercle de la vertu venaient gonfler les rangs de la pègre sucrière.

Les autorités avaient répondu par la création d’une police spécialisée : la Brigade Zéro. Des agents en combinaison grise, armés de glucomètres portatifs, capable de mesurer la trace de sucre dans les sueurs froides des suspects. On avait inventé le test de dépistage glycémique surprise. Si votre taux dépassait un certain seuil, vous étiez convoqué pour “évaluation de votre trajectoire alimentaire”.

À ce stade, le système aurait pu se stabiliser dans un équilibre tordu : un État fanatique, un marché noir sucré, une population prise en sandwich entre la culpabilité et la compulsion. Mais ce serait sous-estimer la capacité humaine à pousser la connerie jusqu’au mystique.

Les fruits avaient longtemps été considérés comme un compromis acceptable. “Naturels”, “fibres”, “vitamines”, tout le lexique habituel de la rédemption par le végétal. On en avait fait la caution morale du régime. Mangez des pommes, des poires, des bananes : l’État bénit vos en-cas.

Puis un épidémiologiste en quête de gloire avait eu l’idée la plus meurtrière de sa carrière : comparer statistiquement la consommation de fructose et certaines maladies. Le genre d’étude complexe, pleine de corrélations douteuses, qu’on peut interpréter dans tous les sens. Le Saint Régime n’en retint qu’une phrase : « Le fructose est un sucre simple, rapidement absorbé. » Il n’en fallait pas davantage.

On commença à dire que les fruits étaient “ambiguës”. Que derrière leur peau colorée, ils dissimulaient un cœur traître. Que la nature, finalement, n’était pas si bienveillante. Les sermons hygiénistes prirent une tournure quasi théologique : « Le serpent dans le Jardin n’offrait pas un fruit par hasard. Il savait que la douceur est le premier pas vers la chute. »

La presse d’État lança une campagne : “NE LAISSONS PAS LE PARADIS RÉINTRODUIRE SON FRUIT.” Les talk-shows alignèrent des experts en cardiologie, des prêtres, des coachs bien-être, tous d’accord pour dire que “l’innocence des fruits est un mythe”. On commença à imprimer des avertissements sur les pommes : “Contient du sucre naturel. À consommer sous surveillance morale.”

— Là, murmura Jul en lisant un panneau, on a franchi la frontière.
— Laquelle ? demanda Alex.
— Celle qui sépare la bêtise de la théologie. Quand tu vois des oranges devenir un sujet de sermon, c’est que le système est en train de se prendre pour une église.

Les vergers devinrent zones grises. Les MNM les regardaient avec appétit. Ils comprenaient ce qu’on n’osait pas dire : un fruit, c’est du sucre camouflé en légume socialement acceptable. Un citron, c’est une grenade à fragmentation glycémique. Un bac de fraises, c’est un kilo de dépendance potentiel.

Des rumeurs commencèrent à circuler : ici, un agriculteur aurait vendu sa récolte entière à une mafia en échange de la promesse de protection ; là, un camion de pommes aurait été braqué en plein jour par des hommes armés de fusils à pompe et de slogans anti-régime. On ne volait plus l’argent des banques ; on volait les cargaisons de clémentines.

Le Saint Régime réagit comme il l’avait toujours fait : en durcissant encore. Il publia une “Charte de Relations Prudentes aux Fruits”. On établit des quotas. On imposa des licences pour les vergers. On créa un statut bizarre de “Fruit à Usage Cérémoniel”, autorisé seulement dans certains rituels laïques contrôlés par l’État. Les enfants n’avaient plus droit qu’à une demi-pomme par semaine, sous supervision éducative.

— Tu sens ce qui vient ? dit Jul.
— Ils vont interdire, répondit Alex.
— Évidemment. Quand un pouvoir commence à mettre des conditions sur la nature, il finit toujours par l’accuser de complot.

L’interdiction totale des fruits arriva un jour de grande cérémonie. Les prêtres du Saint Régime, en toge blanche bordée d’un liseré vert fluo, montèrent sur l’estrade centrale de la capitale. Ils tenaient en main un panier d’où dépassaient quelques pommes rouges, quelques poires, une grappe de raisin. L’image avait été soigneusement préparée : le dernier fruit légal, exhibé comme un condamné à mort sur le point d’être gracié mais pas vraiment.

Le Grand Détoxicateur prit la parole.

« Mes chers corps, déclara-t-il, nous avons été naïfs. Nous avons cru que la nature était notre alliée. Nous avons toléré les fruits dans notre sanctuaire métabolique. Nous pensions qu’ils nous voulaient du bien. Mais la science est claire : ils sont porteurs de sucre. Le sucre est un péché. Donc les fruits sont, malgré eux, complices du Mal. Nous devons les délivrer de leur mission toxique, et nous délivrer de leur tentation. »

Un silence flottant suivit. Puis la phrase de trop :

« Aujourd’hui, au nom du Saint Régime, nous excommunions le fructose. »

— Ils viennent d’inventer l’excommunication biochimique, nota Jul.
— Et on dit que l’Absurdie exagère, soupira Alex.

On brûla symboliquement les fruits sur une grande place, ce qui sentait curieusement bon. Le public regardait, mi-hypnotisé, mi-inquiet. Certains pleuraient en silence. D’autres se forçaient à applaudir. Le lendemain, les vergers furent placés sous scellés. Les arbres devinrent des ennemis potentiels.

C’est là que la guerre éclata vraiment.

Les MNM avaient déjà des circuits solides pour les barres chocolatées, les sodas, les sachets de sucre raffiné. Mais là, ils découvraient une nouvelle manne : le fruitotrafic. Les fruits avaient plusieurs avantages stratégiques. Ils étaient périssables, donc précieux. Ils n’avaient pas besoin de laboratoire, donc difficilement traçables. Ils pouvaient se cacher partout : dans des camions de matériel de chantier, dans des valises diplomatiques, dans des convois de livres de diététique.

Les premiers fruits clandestins circulaient dans des sacs opaques. On organisait des “dégustations” secrètes dans des appartements. On payait cher pour croquer dans une pêche. On se taisait longtemps après avoir mangé une fraise entière, juste pour la laisser résonner sur la langue. La chair des fruits avait repris sa place : non plus nutriment, mais sacrement.

Les MNM commencèrent à marquer leur territoire avec des symboles de fruits stylisés, tagués sur les murs. Une pomme fluo indiquait un point de vente. Une grappe de raisin dessinée à la craie signalait un passage sûr. Les anciens dealers de coke devenaient des sommeliers improvisés. On ne parlait plus de pureté de produit, mais de variété : “J’ai du Golden, du Gala, j’ai même une filière de mangues colombiennes, mon frère. Très juteuses. Très rares.”

La police, débordée, multiplia les rafles. On arrêtait des gens pour possession de banane. On publia des affiches avec des photos de fruits recherchés : “CE CITRON PEUT DÉTRUIRE VOTRE FAMILLE”. Les instituteurs étaient sommés de surveiller les goûters avec vigilance. Un enfant pris avec une clémentine dans son cartable devait passer devant un comité de rééducation alimentaire.

— Ils sont en train de créer le paradis perdu en temps réel, commenta Jul.
— L’absurdité ultime, dit Alex, c’est que tout est cohérent. Ils ne font que dérouler leur logique. Quand tu sacralises le corps, tu finis toujours par maudire tout ce qui lui donne du plaisir.

Alex et Jul passèrent plusieurs jours à arpenter le Saint Régime. Ils observaient les files d’attente devant les dispensaires de Substituts Sucrés Autorisés : des solutions nutritives sans goût, dispensées sous perfusion morale. Ils écoutaient les prêches du dimanche, où des diététiciens déguisés en prophètes promettaient le salut par le contrôle permanent. Ils discutaient avec des gamins qui n’avaient connu le goût du sucre que dans les rêves racontés par leurs grands-parents.

Une nuit, ils entrèrent dans une cave où se tenait une “messe des fruits”. Au centre, sur une table, on avait disposé un plateau d’abricots, des prunes, quelques cerises miraculeusement intactes. Les gens se passaient les fruits en cercle, chacun croquait une petite bouchée, les yeux fermés. Personne ne parlait. La cérémonie durait une heure. À la fin, on se serrait la main, en silence, avec la gravité de ceux qui viennent de commettre un acte à la fois minuscule et sacrilège.

— Tu vois, dit Jul, ils ont recréé une religion concurrente.
— Oui, répondit Alex. Le Saint Régime voulait un corps pur. Il a fabriqué une foi des fruits. Deux dieux, même combat : contrôler ce qui entre en toi.
— Tu crois qu’on peut les aider ?
— Non. On peut juste raconter. Quand les gens sont allés aussi loin dans le délire, la seule chose qu’on peut leur offrir, c’est un miroir.

Avant de quitter le pays, ils se rendirent une dernière fois sur la grande place où l’on avait brûlé les fruits. À présent, elle était vide. Il ne restait qu’une stèle portant un texte gravé : « ICI, NOUS AVONS VAINCU LE SUCRE. »

— Ils n’ont rien vaincu du tout, dit Jul. Ils ont juste changé d’ennemi.
— C’est ce que font tous les régimes saints, répondit Alex. Ils appellent ça la vertu. L’Histoire appelle ça la névrose.

À la frontière, on leur demanda s’ils avaient quelque chose à déclarer.

— Oui, répondit Alex. Une question.
— Quelle question ? fit le douanier, méfiant.
— Quand vous aurez interdit les fruits, les bonbons, les sodas, le chocolat, le sucre, la farine, les graisses, l’alcool, les drogues, le plaisir, le rire et l’amour… qu’est-ce qu’il vous restera à contrôler ?
Le douanier resta silencieux un instant, puis répondit :
— Les pensées.
— Dans ce cas, dit Jul, on reviendra. Nous sommes de vieux contrebandiers d’idées.

Ils franchirent la ligne invisible qui séparait le Saint Régime de l’Absurdie™. Derrière eux, des sirènes hurlaient quelque part : on venait sans doute de saisir trois kilos de poires clandestines. Devant eux, l’Empire orangé s’étendait, avec ses lois absurdes, ses décrets poétiques, ses procès filmés pour examiner le sens des mots. Ce n’était pas un paradis, non. Mais au moins, là-bas, personne n’avait encore essayé de mettre un tampon administratif sur une fraise.

Jul, traînée de fumée sceptique, se glissa à hauteur d’Alex.

— Dis, Empereur.
— Oui ?
— Quand on racontera cette histoire, tu crois qu’ils nous croiront ?
— Bien sûr que non, répondit Alex. Ils diront que c’est exagéré. Ils diront qu’aucun peuple ne serait assez fou pour déclarer la guerre à une pomme.
— Tu crois qu’ils auront raison ?
— Je crois qu’ils auront peur d’avoir tort.

Et ils reprirent la route, avec, dans la poche, une seule contrebande : le souvenir d’une cerise volée au Saint Régime, et le goût tenace, sur la langue, de tout ce que les fanatiques ne comprendront jamais.