Le Syndicat des Imitateurs

 

Ce matin-là, l’Empire chuchotait comme une machine bien réglée, et j’étais assis dans mon fauteuil en plexiglas orange qui garde la mémoire des impatiences. Le Greffe des Tambours d’Actualité déversa sur mon bureau un ruban d’images : là-bas un homme grimé en souverain de télé-achat montait debout dans sa propre lumière comme un présentateur qui s’offre en prime, plus loin un restaurateur de gloire gelée fixait des limites au monde avec un compas qui raye la table, ailleurs un administrateur céleste faisait pousser l’obéissance à la file indienne avec des colonnes de chiffres qui n’ont jamais mal au cœur. Je fis ce que fait un Empereur d’Absurdie quand on lui apporte ces farces : je reniflai l’époque. Elle sentait le vernis, la vieille poudre et la naphtaline d’un théâtre trop chauffé.

Jul s’éleva de ma tasse, noir, sifflant, à la façon d’une vérité qui prend la vapeur pour escalier. Il me dit sans précaution que les imitateurs se multipliaient comme des mouches sur un banquet funèbre. L’un vendait du prestige en spray doré, l’autre taxidermisait des souvenirs en les bourrant d’hivers à la pelle, le troisième emballait l’âme des foules dans du plastique recyclable avec un code barre pour la prière. Je lui répondis que tout cela, au fond, procède d’une même infirmité : vouloir régner sur la perception plutôt que tenir son propre pouls. Jul haussa l’épaule du nuage. Il ajouta que si on laisse trois enfants jouer avec des allumettes dans un garage plein de feux d’artifice, il faut préparer la bassine d’eau et apprendre aux voisins le chant pour les mains.

Un souvenir s’alluma comme une boîte d’allumettes à l’ancienne. Je revis Alfred — Nobel, oui — avec son sérieux d’horloger des incendies, ses barres grises, ses ficelles, sa manie du détonateur, sa douceur de veuf de l’avenir. Nous avions bu ce soir-là une vodka qui connaissait la géométrie de la langue et j’avais sorti de ma poche un croquis : un tube prudent, bourré d’un mélange qui n’explose que dans les slogans. Une charge de clarté. Un bâton pour souffler la fumée qui s’entête autour de la foule. Je l’avais appelé bâton orange parce qu’il devait mordre l’œil avant d’apprendre la raison. Alfred avait souri comme on sourit à un enfant qui sait déjà compter jusqu’à trop loin. Il m’avait dit que ça ne passerait pas en commission. Je lui avais répondu que les siècles se décident au dos des serviettes quand les commissions s’endorment.

Le prototype dort au Ministère de la Déraison appliquée, rayon pyrotechnique moralisée. Il est sage. Il attend. Jul me demanda si je comptais l’utiliser. J’ai répondu que je préfère la critique qui perce la peau sans faire de trous. Mais si trois imitateurs viennent cogner à la même porte, il faudra peut-être leur donner une leçon de propreté mentale.

Ils cognèrent, évidemment. Le premier entra comme un tambour-major de carnaval, avec l’odeur de mayonnaise tiède des coulisses et un sourire qui mastique son public. Il posa sur ma table une quincaillerie dorée qui faisait “clac” quand on l’effleurait, et parla de grandeur comme d’un canapé en promotion. Il voulait une franchise de mon trône, des selfies à deux, un échange de sceptres le week-end, des loges partagées dans toutes les capitales imaginaires. Je lui dis que je fournis l’ironie, qu’il fournisse la modestie. Il plissa sa peau de cire : la modestie ne fait pas recette, dit-il, elle ne passe pas à l’écran. J’observai ses mains. Elles brillaient d’un gras qui n’appartient qu’aux cuisines trop rapides et aux promesses qu’on manipule sans gants.

Le deuxième s’assit sans bruit. Un froid professionnel entra avec lui, ce froid qu’on trouve dans les couloirs où les cartes apprennent à mentir. Son manteau sentait la bibliothèque humide, ses yeux savaient compter sans chiffres. Il prononça quelques mots lourds de provinces et d’ossements, dit qu’il venait reprendre au monde des parts qui lui étaient dues, comme on réclame à une veuve la bague qui a glissé sous le lit. Sa main caressa le compas jusqu’au crissement. Il aimait cette musique de dentiste qui travaille sur la mâchoire du passé. Je lui dis que les lignes anciennes avaient été tracées par des doigts bleus de faim et que leur tremblement n’oblige personne aujourd’hui à marcher droit vers la falaise. Il répondit d’un silence granitique où je sentis l’odeur de cave et de chlore.

Le troisième n’entra pas : un écran apparut, plus attentif que mille visages, et se mit à respirer avec la ponctualité d’une horloge suisse. On y reconnut le sourire des décimales. Il parla de stabilité comme d’une nappe lourde qu’on plaque sur la table pour que plus rien ne bouge, d’efficacité comme d’un sport où l’on gagne quand personne ne soulève la tête pour compter les tribunes. Il proposa des modèles testés sur des villes entières, des filtres à poussière métaphysique, des assurances contre l’imprévu payable en obéissance.

La négociation fut courte parce que je déteste les banquets diplomatiques. Chacun posa sa marchandise. L’homme en spray revendiqua la transe des foules comme une propriété privée, le conservateur de gel voulut rattacher à sa cave des territoires vivants en les persuadant d’être des souvenirs, la calculatrice céleste proposa de gérer mon empire comme une usine de sommeil où les rêves portent un badge. Jul posa la loupe. Il dit à voix claire qu’il voyait trois exagérations : la mise en scène qui vampirise, la restitution qui cannibalise, la gestion qui stérilise. Il ajouta, d’un ton qui ne prend pas les gants, que leurs grandeurs tenaient sur des roulettes et que la première pente les emporterait toutes au sous-sol.

L’homme qui se vend à l’écran tenta la séduction. Il promit des foules comme des mers, dont il serait le vent, il promit des soirs saturés d’images comme d’une crème lourde anesthésiante. Sa voix collait. Je lui fis remarquer qu’un discours qui tient par l’éclairage s’éteint par un simple claquement de doigts sur l’interrupteur. Il éclata de rire et, l’espace d’une seconde, je vis la famine derrière les dents : pas de nourriture pour l’esprit, rien que des calories pour l’ego. Il parla encore, plus vite, redit la même chose avec des adjectifs qui grinçaient, puis, par réflexe, posa sa main sur l’objet doré. Je le vis trembler. Il sait, pensai-je, que sans son fanal, il n’est qu’un homme nu qui réclame du bruit.

Le conservateur de gel sortit une carte et la posa devant moi. On y voyait des rivières qui n’avaient pas de nom parce qu’il avait rayé les noms pour repartir de zéro. Ses doigts trahissaient une habitude : écraser du pouce la pulpe des territoires pour les faire rentrer dans des bottes trop anciennes. Je lui dis que sa passion ressemblait à la manie des collectionneurs qui arrachent des ailes aux papillons pour mieux les admirer immobilisés. Il me toisa comme on toise un gosse indiscipliné. Je sentis la morgue de ceux qui sont persuadés que la brutalité est une forme de prose.

L’écran, lui, eut la cruauté polie des cliniques. Il déroula un graphique où la joie monte quand on baisse la lumière et chercha mon approbation avec un sourire d’employé modèle. Je lui demandai où il rangeait les cris. Il répondit qu’ils sont traités, indexés, pondérés, qu’on en extrait l’utile et qu’on recycle le reste dans des festivals sponsorisés. Sa voix ne savait pas mentir, elle ne savait que mesurer.

J’en eus assez. J’ai cette patience particulière : elle est très longue, puis elle se casse net. Je fis signe au Ministère. On apporta l’écrin. Le bâton orange se souvenait d’Alfred et de la neige sale sur le bord du trottoir, des détonateurs dans le tiroir d’un homme qui voulait à la fois empêcher les guerres et leur donner une forme. Je l’ouvris comme on ouvre une cage à parole.

Ce n’est pas une machine à tuer, dis-je. C’est une hygiène. On l’approche des phrases et il mange les graisses rances. Il attaque les adjectifs qui puent, il perce les ballons de foi. Si on insiste, il envoie un souffle. Pas pour brûler : pour dégager. Puis je le posai sur la table, et je regardai ces trois gestionnaires de destins.

L’homme à l’écran ricana, l’homme à la carte crispa sa mâchoire, l’écran se para d’un scellé administratif. J’approchai le bâton du verbiage le plus proche. Il fut attiré par le mot “Grandeur” comme un aimant retrouve l’hémisphère, vibra, fit un bruit sec, et la pièce respira. Le présentateur blêmit d’un centimètre. Sans script, il ne savait plus de quel côté se lever. Sa lèvre mordait un air qui ne voulait plus servir. Il tenta une blague. Elle tomba sur la moquette et se brisa, révélant à l’intérieur des copeaux de rancune.

Je fis pivoter le bâton vers la carte. Il vibra au mot “Restauration” comme au choc d’un os sous la pointe. Le gel de l’homme se fendilla. On entendit, très distinctement, un souvenir crier à l’intérieur, un souvenir fatigué de servir de drapeau. Il fit un geste pour saisir son compas, mais sa main trembla comme tremblent les doigts qui ont trop longtemps serré des poignées pour donner des ordres aux fantômes. Une poussière de siècles tomba de ses épaules. Dans cette poussière, il y avait des dents de lait.

Je tournai enfin vers l’écran. Le bâton frémit sur “Stabilité”. Un soupir traversa la salle : c’était la respiration de ceux qui dorment debout. L’écran pâlit d’un blanc médical, puis afficha, l’espace d’une seconde, un trou. Un simple trou dans la courbe. Un défaut dans la raideur parfaite. De l’autre côté, au fond de ce minuscule effondrement, on aperçut, je le jure, un visage d’enfant qui pleurait sans bruit pour une cerf-volant perdu sur un toit. L’écran coupa. Il se remit. Sa voix dit “erreur de transmission”. Sa voix se trompait : c’était une vérité.

Jul se pencha. Il rit sans gaieté. Il leur parla comme on parle à des adultes impolis. Il dit au présentateur que sa stature tient avec du scotch et que le moindre courant d’air intellectuel l’arrache. Il dit au collectionneur de gel qu’on ne recoud pas un empire avec la ficelle des morts. Il dit au gestionnaire céleste qu’on ne gouverne pas des hommes comme des stocks et que les stocks se vengent toujours à l’inventaire. Le bâton ronronna. Il aime les phrases qui ont des dents propres.

J’eus alors mon accès de rage linéaire, cette cruauté qu’on me reproche de ne pas exercer assez. Je leur dis que leur manie n’est pas la grandeur, que c’est une faim mal élevée. Je leur dis que je les vois, nus sous leurs costumes : l’un, ventre avide, avaleur d’applaudissements comme on s’enfonce dans le sucre ; l’autre, bouche serrée, croqueur de nommes propres qu’il recrache en boue ; le troisième, paupières en chiffres, qui clique sur les âmes pour leur chercher un tarif. Je leur dis que leur “peuple” tient dans leur miroir, que leur amour des foules est une solitude déguisée, que leurs drapeaux ont besoin de lessive, pas de sang. Je leur dis, calmement, que s’ils persistent, il faudra les laisser seuls avec ce qu’ils veulent dompter : une nuit sans musique, un matin sans écrans, une carte sans couleurs, une usine sans cadran. Alors, peut-être, ils se souviendront de leur gorge.

Le présentateur, piqué au vif, tenta d’augmenter sa taille en montant sur sa boîte à promesses. Son vernis craquela. On vit la chair grise de la peur. Il bredouilla. Son souffle sentait la vieille huile. Il brailla un slogan. Le bâton l’avala à moitié. Ce qui ressortit ressemblait à une phrase d’enfant puni. Il ne comprit pas pourquoi certains autour de lui avaient baissé les yeux. Ils avaient honte pour lui. Il haït cette sensation. La haine d’avoir honte est le carburant des catastrophes.

Le collectionneur posa sa carte et, pour la première fois, parla franchement. Je reconnus dans sa voix l’épuisement de ceux qui ne savent plus quoi faire d’eux-mêmes au réveil. Il confessa le vide que laisse la disparition d’un monde quand on ne sait pas nourrir celui qui arrive. Ses doigts cessèrent de rayer. Son compas se coucha. L’homme, un instant, reprit une taille humaine. Je ne l’aimai pas davantage, mais je vis son âme, très courte, transiter par son visage comme un passant discret.

L’écran, lui, eut un flottement. Une microchauffe de la dignité. Les chiffres patinèrent. Un diagramme se déroba. Des alarmes muettes. Puis l’acier revint. Je compris que rien ne vacille longtemps quand l’habitude a des muscles. Le trou dans la courbe se referma comme une plaie propre. Le silence redevint utile. J’eus pitié de ceux qui vivent là-dedans.

Je remis le bâton dans sa boîte. Les trois repartirent avec leur marchandise. L’homme aux spotlights emporta un autocollant — “Absurdie : orange d’origine” — pour le coller sur sa malle ; l’homme aux confins voulut un morceau de rivière innommée, je lui donnai un verre d’eau ; l’écran demanda la licence d’exploitation d’un tampon “ironie contrôlée”, je lui offris une clémentine. Ils s’en allèrent un peu plus lourds qu’en entrant. Jul déclara que la gravité venait de changer de place.

Le soir, j’ai rédigé mes décrets. Pas des bluettes. Des lames. Interdit de prendre un micro pour faire croire qu’il contient un peuple. Interdit d’appeler héritage ce qui n’est qu’une faim d’annexion. Interdit de baptiser stabilité le coma utile. Autorisées : les fenêtres ouvertes pendant les réunions de puissance, l’école du doute obligatoire pour tout détenteur d’un bouton rouge, la gratuité de l’air pour toutes les phrases. Jul ajouta à la main : “Sont reconnus d’utilité publique les bâillements dans les tribunes et les rires qui ôtent aux statues leur appétit de pierre.”

Je sortis dans l’Empire. Les grues orange dessinaient des portiques pour des processions futures où l’on n’adorera rien d’autre que le passage. La ville sentait l’encre fraîche et la mer au loin. Je pensai à Alfred et au monde qui n’en finit pas de mériter ses explosions. Je pensai aux trois. Je sus qu’ils reviendraient, chacun à sa manière, avec des maquilleurs, des cartographes, des ingénieurs du sommeil. Je n’ai pas peur de leurs ateliers. Ils fabriquent des accessoires. Nous, nous construisons une respiration.

Cette nuit-là, le bâton orange soupira dans son étagère. Je posai ma main sur l’écrin. Je lui dis qu’il ne servirait que quand les mots transpireraient d’orgueil, quand les places publiques sentiraient l’alcool des vieilles rancunes, quand les chefs seraient tellement persuadés d’eux-mêmes qu’ils confondraient leur voix avec la météo. Alors il fera son travail : couper le son au bon endroit, ouvrir une fenêtre juste assez pour que l’oxygène prenne feu en beauté et que les illusions brûlent sans brûler les enfants.

Au matin, la presse extérieure continuait de se peindre la gueule : le présentateur promenait sa propre statue comme un chien en laisse, le conservateur entourait de rubans les bouches des vivants pour leur apprendre à se souvenir mieux, le gestionnaire orchestrai un défilé muet où la foule marchait droit sans appuyer les talons. Les unes parlaient de grandeur, de retour, d’ordre. J’ai bu un café et j’ai décidé de terminer proprement.

Je réunis le Bureau. Je leur dis ceci : nous ne serons jamais les concurrents de ces hommes. Nous sommes leur antidote. Notre métier, c’est d’empêcher que les gens se réveillent en croyant qu’ils ont besoin d’un père invisible. Notre méthode, c’est de laisser parler l’air jusqu’à ce que la pièce avoue sa forme. Notre arme, c’est une humeur précise qui sait où siffler. Nous n’avons pas à gagner. Il suffit de tenir. Ils s’épuiseront dans leurs propres miroirs.

J’écrivis la moralité dans le registre comme on inscrit sur la porte d’une armoire la liste de ce qu’elle ne doit jamais enfermer : quand tous veulent commander les autres, il ne reste personne pour apprendre à sa main à se posséder. Quand la Terre prend goût aux figurants divins, il faut lui rappeler que les dieux aussi, parfois, s’étranglent avec leur costume. Nous fournirons les ciseaux. Le reste appartiendra à la lumière.

Jul signa d’une volute qui ressemblait à un fil de fumée tirant doucement un rideau. L’Empire respira. L’orange du ciel s’élargit comme une bouche prête à mordre dans la journée. Et quelque part, je le sais, un présentateur regarda son objet doré sans s’y reconnaître, un conservateur s’aperçut qu’il ne sait plus marcher sans carte, un gestionnaire perdit un milliardième de seconde à se souvenir qu’on ne rêve pas en binaire. C’est peu. C’est assez. Les grandes catastrophes commencent par un rien mal surveillé. Les grandes guérisons, aussi.