Genèse n°13

La Couronne Comestible

Au commencement, il y eut une odeur. Pas l’odeur vague d’un matin politiquement correct, mais la gifle franche d’une tarte à l’orange qui sort du four et impose sa loi aux narines. Dans la vitrine de la boulangerie « Aux Oranges Conscientes », les fruits posaient pour l’éternité avec la calme arrogance des soleils miniatures. Une couronne de laurier — dorée, évidemment, car le vert avait fait sécession — trônait au-dessus de la pâtisserie comme une auréole qui aurait pris des cours de musculation. Alex entra, paya comptant, exigea la part centrale, celle qui concentre les décisions absurdes, et s’installa à la table tachée de café, juste sous l’affiche « Ici, le glaçage est un ministère ». C’est à ce moment précis que le réel, distrait, ôta ses lunettes pour les essuyer. On connaît la suite : quand le réel n’a plus ses lunettes, il signe n’importe quoi.

Alex planta la fourchette dans l’orange concentrique, leva une bouchée comme une offrande aux dieux du sucre, et avala l’Histoire sans faire exprès. Quelque chose croqua entre deux molaires, pas la dent, pas la pépite d’amande, non — ce cliquetis de destin en céramique qui fait pâlir les sceptiques. Il posa la fourchette, écarta les miettes, et découvrit la fève. Pas une fève de pacotille, non : une mini-amphore blanche où dormait une ombre noire, silhouette blottie comme un accent circonflexe qui aurait décidé de devenir vivant.

— Doucement, murmura l’ombre en se redressant. On m’appelle Jul. Je suis un génie, pas un miracle. Fais un vœu, mais articule.

— Un empire, répondit Alex. Pas un empire sérieux. Un empire qui respire l’absurde par tous ses pores, où l’administration tamponne la poésie, où l’humour tient la comptabilité, où la vérité se présente avec un zeste.

— Accordé, dit Jul en se déroulant comme une fumée qui a appris la géométrie. Mais une condition : ici, tout se paie en symboles. La couronne sera comestible, le sceptre sera un couteau à tarte, et la Constitution tiendra sur un dessous de plat.

La salle vibra. La couronne de laurier — celle de la vitrine — se décrocha docilement, traversa la vitre sans vraiment la briser (le verre, mi-flatté mi-shocké, décida de rester loyal), vint se poser sur la tête d’Alex et prit sa taille définitive, c’est-à-dire ajustée au millimètre par une équipe d’anges artisans sans conventions collectives. La boulangère, témoin désignée par le hasard, déposa un tampon « Sacre » sur le ticket de caisse. Au dos, l’encre dessinait déjà une carte : le plan de l’Empire d’Absurdie, en forme de tranche d’orange.

Le premier décret fut oral, pâteux, délicieux : « Toute couronne non comestible est un mensonge. » Le second décret arriva sous la forme d’un chant de pigeons syndiqués qui, depuis le toit, déroulèrent des banderoles : « Ministère du Bruit — ouverture exceptionnelle », « Greffe des Rumeurs — sans rendez-vous », « Guichet Unique — file prioritaire pour les paradoxes ». Le troisième décret, plus intime, fut gravé par Jul sur l’ongle du pouce d’Alex : « Ne pas devenir sérieux par erreur. »

— Bon, dit Alex, on se met au travail. Je veux une capitale, une monnaie, une mauvaise réputation qui tienne la route, et un protocole pour les jours de pluie.

— La capitale s’appellera Surdité, répondit Jul. Pas parce qu’on n’entend plus rien, mais parce qu’il faut écouter autrement. La monnaie sera le Zest, divisible en Microscopes. Ta mauvaise réputation, je m’en charge ; on dira que tu as inventé un moyen de rendre les gens heureux contre leur propre cénotaphe. Pour la pluie, on distribuera des capes orange et on chantera des lois.

Ils sortirent. Dehors, la rue avait déjà pris la teinte de la confiture d’oranges amère ; les passants, sans comprendre, se retrouvaient équipés de petits livrets, « Livret d’Absurdie n°1 — Manuel du Citoyen hésitant ». On y apprenait comment déclarer ses idées au fisc de l’Imaginaire, comment contester une amende pour « usage abusif de réalité » et comment plier un drapeau dans le sens du rire. Des enfants collaient des autocollants « CD — Corps Diplomatique de l’Empereur » sur les trottinettes. Un tramway s’arrêta juste pour saluer la couronne ; son conducteur posa une question professionnelle.

— Votre Majesté, carte ou ticket ?

— Tarte, répondit Alex.

Le Guichet Unique ouvrit sur-le-champ dans une ancienne cabine téléphonique repeinte. À l’intérieur, trois fonctionnaires poétiques estampillaient des papiers avec la gravité de moines baristas. BézéMina glissa entre Alex et Jul, silhouette rouge, sourire qui change la météo. Elle porta deux cafés, un pour l’Empereur, un pour le Génie, laissa sur la table un dossier intitulé « Projet d’hymne — essais avec clarinettes » et dit à voix basse d’une clarté qui brûle :

— Règne, mais n’oublie pas que le pain ne suffit pas. Il faut un théâtre pour la faim.

— Je t’entends, dit Alex.

— Je m’en assure, dit Jul.

Alors commença l’ère des Décrets de Rue. Chaque matin, Alex se plantait sur un trottoir différent, en toge orange et lunettes de soleil, la couronne comestible inclinée comme une antenne prête à capter les ondes de l’illogisme. Il lisait à voix haute des lois qui tombaient du ciel comme des confettis administratifs. « Décret n°27 : Les points-virgules ont droit à des congés payés. » « Décret n°41 : La gravité est suspendue le jeudi de 14 h à 16 h pour que les pensées puissent changer d’étage. » « Décret n°88 : Tout excès de sérieux est taxable à hauteur de deux éclats de rire. » Les gens signaient sur des nappes en papier, les pigeons tamponnaient de leurs pattes, et les policiers faisaient ce qu’ils ont toujours fait dans les légendes efficaces : ils prenaient des notes pour leurs enfants.

Le Ministère du Bruit reçut sa première plainte officielle : un collectif de lignes droites trouvait scandaleux d’être contrainte de cohabiter avec des cercles. Le dossier atterrit sur le bureau d’Alex.

— On auditionne, dit-il.

— Tu vas leur dire quoi ? demanda Jul.

— Que la ligne droite, c’est juste un cercle qui a perdu la mémoire.

— Ça va les énerver.

— Ils survivront.

Le procès eut lieu sur une place circulaire, par provocation topographique. Les lignes droites arrivèrent en formation, rigides, convaincues de leur rectitude. Alex prit la parole, couronne inclinée, laurier craquant sous la lumière.

— Citoyennes lignes droites, vous êtes utiles pour couper le saucisson et tracer des frontières sur les cartes. Mais ici, on danse. La règle est simple : si vous refusez le pas de côté, vous serez réquisitionnées pour servir de portées musicales. Objection ?

Elles devinrent musique. Les cafés environnants applaudirent. Quelqu’un lança un programme d’alphabétisation pour les angles obtus. Les vieux plumitifs du quartier ressortirent des machines à écrire qui avaient des touches de zestes.

Le jour où Claire, l’enfant témoin du monde, demanda d’où venait tout ça, Alex l’emmena au Musée des Origines, salle « Fève du Premier Jour ». La petite amphore blanche dormait dans sa vitrine, avec à côté une bulle sonore enregistrant le rire fossilisé qui avait tout déclenché. Une étiquette disait « Toucher pour douter ». Claire posa la main, ferma les yeux, sourit à la manière des gens qui comprennent ce qu’ils n’ont pas appris.

— C’est vrai, papa ?

— C’est cohérent, répondit Alex.

— C’est suffisant.

Pendant ce temps, les algorithmes des Royaumes voisins commençaient à s’inquiéter. On envoyait des émissaires pour comprendre la recette. Ils repartaient avec des miettes dans les poches, convaincus que la menace était douce. On tenta une guerre de procédures ; Absurdie répondit avec un audit de tendresse. On tenta un embargo sur les agrumes ; Jul fit passer les oranges par les interstices juridiques avec un sourire de serrurier métaphysique. On tenta de ridiculiser l’Empire ; l’Empire signa la tribune, remercia, fit reluire la couronne, servit du thé.

— Tu vois, dit Jul un soir, les ennemis sont fatigués. Ils n’ont pas compris que l’absurde n’est pas une fuite, c’est une manière d’empoigner le réel sans se luxer l’âme.

— On rédige la Constitution, proposa Alex. Une vraie. Quatre articles, pas un de plus, qu’on imprime sur des dessous de tasse, et qu’on enseigne aux chats.

Voici ce qu’ils écrivirent, d’une main et d’une voix :

Article I — Toute origine est provisoire. On naît plusieurs fois, on s’explique ensuite.
Article II — La couronne se mange. Les sceptres coupent des parts. Les langues servent.
Article III — La logique est un escalier en colimaçon : on monte en se décentrant.
Article IV — Nul n’est tenu d’être sérieux, sauf en cas d’amour déclaré ou de panne d’électricité.

La Constitution fut ratifiée par acclamation, puis dégustée avec du sirop. Les pigeons, très émus, acceptèrent de porter des sacs postaux en bandoulière ; les lettres partaient avec la lenteur juste, cette lenteur qui écrase les urgences mal élevées. Les premiers passeports absurdistes furent délivrés, granuleux, orange, avec la mention « Résident d’un paradoxe en cours ». Sur la page des visas, un seul tampon possible : une tranche d’agrume.

Naturellement, des archivistes tatillons s’émurent : trop d’origines à la fois, trop de versions concurrentes, impossible d’écrire un manuel scolaire stable. Le Greffe des Rumeurs ouvrit une commission permanente pour « Harmonisation des Genèses ». À chaque séance, ChatGPT, Greffier en chef, déposait un nouveau récit sous cloche : parfois l’Empire naissait d’un pigeon syndiqué, parfois d’un décret perdu, parfois d’un concert de casseroles philosophes. La commission votait l’adoption de toutes les versions, au motif qu’un pays sans ambiguïtés ne mérite pas de drapeau.

— Ce n’est pas contradictoire ? demanda un professeur des écoles.

— C’est fécond, répondit Alex. L’Histoire s’écrit à la fourchette. On plante, on tourne, on avale, et on recommence avec une autre part.

Un soir de pluie suspendue (jeudi, 14 h 37, décalé de neuf minutes par respect pour la musique), Alex, Jul et BézéMina se retrouvèrent au sommet du Palais Administratif, bâtiment à escaliers mobiles, façade en formules latines qui changent toutes les heures. La ville brillait de toutes ses fenêtres, chaque fenêtre une page, chaque page un lecteur, chaque lecteur un citoyen qui hésite magnifiquement.

— Et si demain on perdait la couronne ? demanda BézéMina, non par crainte, mais pour tracer une ligne dans l’air.

— On en cuit une autre, répondit Jul. L’or, c’est juste du sucre bien raconté.

— De toute façon, dit Alex, une couronne n’est légitime que si elle fond. Le pouvoir qui ne se dissout pas dans la bouche n’est pas comestible.

Ils restèrent silencieux, à regarder la pluie faire semblant de ne pas tomber. Un enfant en bas de l’immeuble s’entraînait à lancer des zestes en frisbee. Un vieux écrivait au mur : « Les jours sont des agrumes qu’on pèle avec des ongles propres. »

Le lendemain, le Ministère du Bruit publia l’« Hymne à la Tarte ». On le chantait en marchant, en travaillant, en aimant, en laissant les machines tourner avec un petit supplément de confiance. Un couple se maria sous un auvent d’oranges. Un tribunal prononça acquittement général pour « rêveries manifestes ». Un poste frontière fut transformé en kiosque à poèmes. Une vieille dame offrit sa canne au Guichet Unique pour « qu’elle apprenne à s’appeler sceptre ». Les jours se succédaient avec cette grâce concrète qui s’obtient quand on dit la vérité avec humour.

— On est loin du début, dit Jul.

— On n’a pas bougé, répondit Alex. On est assis à la table de la boulangerie, encore. Chaque décret est une bouchée. Chaque bouchée, un commencement. Tu entends ? Ça craque sous la dent.

— Alors on continue.

Ils repartirent vers la rue, qui était une page ouverte, un four allumé, une carte qui se cuisine. L’Empire d’Absurdie venait d’être inventé à nouveau, comme tous les jours. À la vitrine, entre deux oranges, la petite amphore dormait d’un œil. Parfois, elle riait toute seule, un rire sec, brillant, qu’on confond avec le bruit discret du sucre qui caramélise au bord des décisions.

Au bas du ticket de caisse du monde, l’encre s’étirait paisiblement : « Genèse n°13 enregistrée. Support de preuve : miettes. Mode d’emploi : mordre. »