ALEX Ier,

CENT JOURS POUR TOUT CASSER

 

Le soir du débat, personne ne comprit vraiment à quel moment les choses avaient basculé. Les autres candidats alignaient leurs graphiques, leurs chiffres, leurs promesses d’indexer, de plafonner, d’ajuster. Alex, lui, avait passé la moitié du temps à regarder le plafond du studio comme s’il cherchait d’où tombait la fuite d’eau. Quand on lui donna enfin la parole sur "sa vision de la Vᵉ République", il posa les coudes sur la table, se pencha vers le micro et parla comme à un bar mal insonorisé.

— Bon. Je vais vous éviter le folklore. Je suis candidat pour cent jours. Pas un de plus. Cent jours pour remettre le système à plat, sortir les comptes, montrer qui triche, et vous rendre les clés. Après, vous élirez qui vous voulez. Un centriste propre, un excité, un hologramme, j’en sais rien. Moi, j’aurai disparu.

Un léger rire nerveux dans le public. Le journaliste tenta une relance :

— Mais enfin, monsieur Lust, la fonction présidentielle n’est pas un CDD…

Dans la tête d’Alex, une fumée noire prit forme, croisa les bras et souffla :

— Là, tu t’apprêtes à expliquer au pays que tu viens pour faire le ménage et rendre la caution. Tu es conscient qu’ils ont jamais entendu ça autrement que dans des arnaques de rénovation de toiture ?

— Oui, répondit Alex à voix haute.

Le plateau se figea.

— Oui, je suis conscient. C’est pour ça que je vous le dis maintenant. Comme ça, le malentendu est clair dès le début.

Le lendemain, les éditorialistes parlèrent de "candidature performative", de "geste politique borderline", de "De Gaulle sous cannabis". Les sondages, eux, firent un truc étrange : ils montèrent.

Le soir de son élection, Alex entra à l’Élysée avec la sensation très nette d’entrer dans le mauvais appartement après une soirée trop longue. Les dorures, l’odeur de cire, les portraits, tout semblait poser la même question silencieuse : "Tu es sûr de ne pas t’être trompé de porte, monsieur ?"

Jul était là, bien sûr. Pas dans un fauteuil, pas dans un miroir. Dans sa tête, comme une présence qui parle avec la voix d’un pote plus lucide que toi, mais coincé sur le siège passager.

— Félicitations, Sire. Tu viens de gagner un séjour de cent jours dans un escape game institutionnel sans sortie de secours.

— On a un plan, répondit Alex en décrochant sa G-Shock pour la poser sur le bureau. Tant que la montre tourne, on avance.

— Rappelle-le, ton plan. Pas pour moi, pour toi. Les présidents attrapent vite Alzheimer de promesses.

— Cent jours. Un Conseil de techniciens proposés par les partis, pas un seul politique dedans. Un disjoncteur : si j’ai pas au moins un tiers d’entre eux avec moi sur une réforme, j’y touche pas. Transparence fiscale et drogue pour les élus, moi compris. Référendum sur les nouvelles règles. Dissolution. Démission. Prime de départ négociée à l’avance. Et je me barre.

— Tu viens quand même de poser le concept du seul Président dont le rêve ultime est de ne plus l’être. On va avoir du boulot en communication.

La première réunion du Conseil des 100 Jours se tint dans une salle sans dorures, au sous-sol de Bercy, parce qu’un des experts avait insisté : "Ici au moins, on sait que le chauffage est payé par quelqu’un." Ils étaient huit autour de la table : un fiscaliste austère, une économiste des politiques publiques, un ancien magistrat financier, une experte en sécurité sociale, deux hauts fonctionnaires anonymes qu’on aurait jurés générés par algorithme, un statisticien obsédé par les écarts-types et une énarque repentie qui avait demandé qu’on n’utilise plus ce mot devant elle.

Alex posa son carnet.

— Merci d’être venus. Vous ne travaillez pas pour moi. Vous travaillez contre mes conneries. Si je propose une réforme qui vous paraît dangereuse ou débile, vous le dites. Si au moins un tiers d’entre vous trouve que je déraille, la réforme ne passe pas. C’est écrit noir sur blanc dans le décret que je signerai demain. Vous serez mon disjoncteur. Jul, dans sa tête : — On dirait un type qui demande à huit électriciens de surveiller sa main pour éviter qu’il la mette dans la prise. — C’est exactement ça.

Le fiscaliste leva la main.

— Très bien. Mais on veut tout voir. Pas un résumé PowerPoint. Les flux, les simulations, les impacts budgétaires réels. Si on doit vous servir de garde-fou, on doit savoir ce que vous essayez de faire exploser.

— Accordé, répondit Alex. Mais en échange, une chose : vous ne bloquez pas par réflexe. Vous bloquez seulement si ça fracture vraiment la structure. Pas parce que ça froisse telle ou telle habitude.

L’ancienne énarque sourit pour la première fois.

— Ça va être sportif.

Les premiers jours, la machine faillit s’enrailler immédiatement. Alex arriva avec une liste de "mesures immédiates" griffonnée sur trois pages.

— Suppression des retraites parlementaires spécifiques, plafonnement strict des indemnités, publication en temps réel des dépenses des cabinets ministériels, interdiction des mandats au-delà de quinze ans cumulés, obligation de casier judiciaire vierge pour toute investiture, suspension de la prise en charge des frais de représentation tant que la dette n’a pas touché une certaine trajectoire…

Le statisticien leva la tête, l’air pâle.

— Vous voulez faire tout ça en cent jours ?

— Non, répondit Alex. En trente. Après, on s’attaque aux rapports entre l’État et les boîtes privées.

Le magistrat financier posa son stylo.

— Je vais être très clair. Sur l’intention, je suis d’accord. Sur la temporalité, c’est du patinage sur un lac à moitié gelé. Vous allez fragiliser des structures sans avoir le temps d’en replacer d’autres. On ne parle pas de code à réécrire, on parle d’êtres humains apeurés. Ça va fuir de partout.

L’experte en sécu sociale renchérit :

— Et si tout fuit en même temps, ça gèle. Le Parlement peut devenir fou. Vous avez besoin qu’ils tiennent au moins debout jusqu’au référendum. Vous ne pouvez pas tous les priver de dessert en même temps.

Jul murmura :

— Traduction : si tu coupes tous les tuyaux d’un immeuble en même temps, les gens ne vont pas se dire "quel beau geste d’optimisation", ils vont te jeter par la fenêtre.

Alex prit une inspiration.

— Très bien. Vous proposez quoi ?

Silence. Puis l’ancienne énarque :

— On priorise. Transparence d’abord. Avantages ensuite. Sanctions plus tard. Si les Français voient, ils accepteront mieux qu’on coupe. Si on coupe dans le noir, vous passerez pour un type qui casse par vengeance.

Le disjoncteur venait de claquer pour la première fois. Alex rangea sa page "sanctions" et la glissa au fond du carnet.

— OK. On commence par la lumière.

L’absurde n’est pas arrivé avec des licornes ni des ministres en tutu. Il est venu par un détail administratif banal. Au moment où l’on mit au point la plateforme de transparence, quelqu’un dans une salle serveur décida – personne ne sut jamais si c’était un bug, une blague ou un sabotage – d’ajouter une colonne "Nombre théorique de vies de chats financées par cette ligne budgétaire". Chaque fois qu’un euro public était dépensé quelque part, un algorithme le convertissait en "nombre de croquettes" puis en "espérance de vie féline". Bercy découvrit effaré qu’une étude de communication sur un rond-point équivalait à 3 200 années de vie de chats.

Les réseaux sociaux s’emparèrent naturellement de la chose. Les Français commencèrent à juger les dépenses en "chats". Les talk-shows politiques discutaient sérieusement d’une navette spatiale européenne "qui coûte deux millions de chats". Un député s’indigna en commission : "On ne peut pas annuler cette ligne, c’est une réforme à 400 000 chats !" Personne ne se souvenait à quoi correspondait la ligne en question, mais tout le monde trouvait soudain que ça faisait beaucoup.

Jul jubilait.

— Tu vois, voilà notre absurde : ils comprennent mieux l’État quand on remplace les euros par des chats virtuels.

— Tant que ça les aide à voir ce qu’on leur prend, je m’en fous, répondit Alex. Même si on doit passer par un totem débile.

La vraie tension, pourtant, tomba un soir de pluie, vers le cinquantième jour. Dans le bureau présidentiel, Alex regardait la première simulation complète des audits fiscaux et des tests drogue. Le Conseil des 100 Jours avait posé le cadre : les données devaient être prêtes avant tout référendum, même si leur publication effective restait conditionnée au vote des Français.

Sur l’écran, des colonnes de noms et de couleurs. Vert, jaune, rouge. Cohérent, douteux, délirant. Négatif, cannabis, cocaïne, polytoxicomanie assumée. Il reconnut des visages. Des donneurs de leçons, des moralistes, des "républicains intransigeants". Et quelques surprises : des élus qu’il méprisait vaguement ressortaient proprets comme un salaire au SMIC, des maires inconnus tenaient des budgets plus honnêtes qu’une compta familiale.

Et puis il y avait sa propre ligne, au milieu. FISCALITÉ : CONFORME. SUBSTANCES : THC++.

Jul souffla :

— Voilà. Le moment où tu pourrais tout truquer. Tu coches "non publié pour raisons de sécurité nationale", personne ne le conteste, tu te mets clean sur le PDF final, tu rentres dans la légende comme le seul président irréprochable.

Alex resta silencieux un long moment. Il n’y avait personne d’autre dans la pièce. Le bouton "exclure de l’échantillon" existait vraiment, pour des cas "sensibles". Le Conseil n’avait pas encore verrouillé cette partie-là du processus. C’était une brèche.

— Tu veux que je te dise ce qui va se passer si tu t’épargnes, demanda Jul.

— Oui.

— Tu deviendras exactement ce que tu prétends abattre. Tu seras juste plus malin, plus prospère et mieux raconté.

Alex ferma les yeux. Imagina les débats, les unes, les caricatures. "Le président fumeur de joints." Les blagues, les attaques, les procès d’intention. Imagina aussi la colonne "Négatif" à côté de son nom. C’était tentant, comme une photo retouchée qu’on serait le seul à savoir fausse.

— On ne touche pas, dit-il enfin. S’ils doivent voir ma tronche alignée avec les autres, ils la verront comme elle est. Je préfère être l’erreur de casting honnête que le saint photoshopé.

Jul sourit dans l’ombre.

— Très bien. Tu viens de refuser ta première vraie corruption. C’est plus dur que de supprimer une niche fiscale.

Le référendum arriva. Les semaines précédentes avaient été un chaos contrôlé : des élus furieux, des tribunes indignées, des cris à "la tyrannie du court mandat". Sur les marchés, on demandait à Alex s’il comptait "vraiment s’en aller". À chaque fois, il répondait la même chose :

— Je suis là pour remettre la table droite. Pas pour m’asseoir dessus.

Le jour du vote, le pays entier avait l’air d’un joueur de poker qui sait qu’il ne comprend pas toutes les règles, mais qui sent qu’on vient de changer la donne.

Le soir, les résultats tombèrent : participation correcte, Oui majoritaire. Pas triomphal, pas euphorique. Plutôt un Oui fatigué, comme un "bon, allez, on tente".

Alex avait déjà signé sa lettre de démission, datée du lendemain midi. Il avait également signé le décret de dissolution de l’Assemblée. Le Conseil des 100 Jours avait livré son dernier rapport. Il ne restait que l’étape la plus sale : appuyer sur "publier".

— Tu peux encore reculer sur la publication simultanée, glissa Jul. Tu as tenu ta promesse de réforme. Tu peux ne pas ajouter le lynchage public.

— C’est pas un lynchage. C’est un diagnostic.

— Un diagnostic avec projecteurs 4K et hashtags.

— Ils ont voté en connaissance de cause. C’est maintenant ou jamais. Sinon, dans dix ans, on dira "on a encore caché des choses pour préserver la stabilité". On connaît ce film.

Il appuya.

Les deux PDF partirent dans la nature.

Le tumulte fut immédiat. Certains se virent proprement blanchis et n’en revinrent pas. D’autres disparurent littéralement des radars médiatiques en moins de 24 heures, engloutis par leurs montages grotesques ou leurs dosages sanguins. Des noms intouchables furent soudain prononcés avec gêne. Des anonymes émergèrent comme des modèles de sobriété budgétaire.

Et au milieu, une capture d’écran commença à tourner partout :

LUST, ALEX — FISCALITÉ : CONFORME — SUBSTANCES : THC++.

On lisait des trucs du genre : "Le seul clean paie ses impôts et fume des joints." Les plateaux télé branchés sur l’urgence improvisaient des débats : "L’exemplarité doit-elle être totale ?" "Peut-on gouverner en étant consommateur ?" "Les Français ont-ils confié leur destin à un stoner honnête ?"

Alex regardait ça depuis un salon anonyme, la lettre de démission déjà remise. Il n’était plus président. Les commentateurs parlaient déjà de lui au passé.

— Tu te rends compte, remarqua Jul, que tu viens de prouver deux choses à la fois ?

— Que les comptes sont pourris ?

— Ça, tout le monde le savait. Non. Un : qu’un type qui fume peut tenir un mandat plus propre qu’un type qui boit en cachette. Deux : qu’on peut lâcher le pouvoir, vraiment, sans se battre pour un second mandat, sans postuler chez Rothschild après. Tu viens d’inventer un animal politique qui n’a pas d’instinct de survie.

— Ce n’est pas un bug, c’est la fonction.

Au loin, les partis s’agitaient déjà pour désigner des candidats aux législatives. Certains tentaient de recycler des noms tachés en parlant de "campagne de calomnie algorithmique". D’autres se mettaient soudain à promettre "encore plus de transparence". Le pays allait recommencer à faire ce qu’il savait faire : composer, ruser, choisir, se plaindre, recommencer.

La seule différence, c’est que désormais, il savait à quelle profondeur se trouvait la merde.

Alex regarda sa G-Shock. Les cent jours étaient passés depuis vingt-trois heures et quelques minutes. Il n’était plus rien, et ça lui allait très bien.

— Tu regrettes quelque chose ? demanda Jul.

— Oui.

— Quoi donc ?

— Qu’on n’ait pas ajouté une colonne "nombre de chats" sur les bulletins de vote. Histoire qu’ils voient le coût réel de leurs choix.

Jul éclata de rire.

— Tu sais quoi ? Si un jour un môme tombe sur tes PDF et tes histoires de chats, il se dira peut-être : "Le seul président vraiment bizarre qu’on ait eu était aussi le plus rationnel". C’est déjà pas mal pour un type "défoncé H24".

— Allez, c’est fini. On les laisse avec leur démocratie réparée et leurs chats virtuels. On a des choses plus urgentes à faire.

— Comme quoi ?

— Comme vivre comme un citoyen. C’est le seul métier que je voulais garder.

Il écrasa son joint, rangea sa montre, et sortit dans la rue sans escorte. Le pays, cette fois, allait devoir marcher sans lui.