Voy-agir à Caen 1946
Le Royaume Orange
Caen, 1946. Le vent de mer porte encore les odeurs mêlées de craie, de poudre et de promesse. Dans le vacarme des marteaux, un homme se dresse sur un tas de gravats, casque incliné comme une couronne : Jojo, entrepreneur, constructeur, parieur sur le réel. Là où d’autres voient un champ de ruines, lui voit un catalogue de chantiers.
Le plan Marshall tombe du ciel comme la manne des dieux modernes. Les américains ont rasé la ville ; maintenant, ils paient pour la rebâtir. Jojo comprend vite le système : “ils ont cassé, ils veulent racheter, on va leur vendre leur propre repentir.” Et il bâtit. Jour et nuit. Des murs, des routes, des fortunes.
Mais surtout, il choisit une couleur : l’orange. Ses grues sont orange, ses camions orange, ses palissades orange. Et son nom, en bleu électrique, se dresse sur chaque flèche de métal.
À mesure que la ville renaît, Caen devient une mosaïque d’orange — une capitale du ciment solaire. Les enfants croient que c’est la couleur nationale. Les prêtres la bénissent du haut des échafaudages. Les pigeons s’y posent comme sur des temples.
Dans les années cinquante, on dit : “Quand tu vois du orange, c’est que Jojo est passé.”
Un matin, entre deux livraisons de briques américaines, un étranger descend la rue Saint-Jean. C’est Syllog, le voyageur de papier du Voyage en Absurdie. Il cherche un pays logique, il tombe sur un pays lucratif.
— Quel peuple étrange, murmure-t-il, qui transforme la tragédie en devis.
Jojo l’entend et rit :
— T’inquiète, mon gars, ici, les morts sont remboursés à 80 %. Et on fait crédit sur les ruines.
Au-dessus d’eux, sur un nuage d’échafaudage céleste, Alex Ier observe la scène, flanqué de Jul, son Génie de fumée noire.
Jul commente :
— Voilà ton ancêtre, Sire : le premier Empereur Orange. Il ne règne pas par décret, mais par facturation.
— Il a mieux que des sujets, répond Alex. Il a des ouvriers qui obéissent au bon sens.
— Et des dieux comptables.
Les grues tournent lentement vers le soleil, comme si la ville entière priait l’industrie. Syllog, le héros perdu de son roman, regarde Jojo diriger la symphonie du béton.
— Vous ne craignez pas que tout ça retombe ? demande-t-il.
— Rien ne retombe quand c’est payé d’avance, dit Jojo.
Jul éclate de rire.
— Le capitalisme poétique ! On rase, on finance, on repeint ! Si Dieu existait, il aurait pris un crédit chez ton grand-père.
Alex songe :
— L’absurde, ici, n’est pas dans la guerre, mais dans la prospérité.
La nuit, la ville s’illumine sous les néons bleus du nom de Jojo. De la falaise, on dirait une constellation terrestre, un empire en chantier permanent. Les grues dorment, pliées comme des girafes mécaniques. Le vent fait vibrer leurs câbles ; on croirait entendre une prière métallique.
Syllog ferme son carnet :
Les Français sont passés maîtres dans l’art de confondre la reconstruction avec la résurrection.
Jojo lève son verre de calva :
— À la paix des comptes bien tenus !
Alex Ier lève son sceptre invisible :
— À la gloire du béton métaphysique !
Jul ricane :
— Et à l’orange impérial, couleur officielle de la Providence rentable !
Caen, cette nuit-là, brille comme un soleil de chantier.
Et quelque part dans la brume, l’Empire d’Absurdie vient de naître — non d’un rêve, mais d’une grue.