ChatonEsclave.abs

Au commencement d’Internet, si l’on croit la légende d’Absurdie, ce n’est pas une pomme qui est tombée mais un chat qui a reniflé un modem. Les ingénieurs ont tracé des protocoles, les chats ont tracé des mèmes. Les seins, dans l’imaginaire collectif, sont vite devenus promesse : source de lait, gage de consolation privée. Le chat offrait l’alibi social, le sein la récompense. De ce mariage naquit la marchandise la plus immatérielle qui soit : l’attention. Sur ce terreau précis ont poussé Bézémina et son protégé, ChatonEsclave, duo parfait, tendresse organisée et calcul narratif.
Alex, qu’on appelle dans les gazettes Megalo ou simplement l’Empereur, a voulu institutionnaliser le mécanisme. Il a peint son palais d’une seule couleur, l’orange manifeste, promulgué la Loi de l’Apeslip, plus ton slip est orange, moins la gravité s’applique, et installé Kler, la vache normande, comme trésorière officielle du lait. Les dimanches étaient rituels, parades, discours, piédestaux. Alex croyait que la majesté répétée accrochait la loyauté. Il avait raison sur un point, on peut vendre un rituel. Il se trompait sur un autre, le pouce qui scrolle aujourd’hui préfère souvent un chat qui baille à mille traités.
Bézémina n’avait pas d’administration, elle avait un sens aigu du format. Elle créa ChatonEsclave.abs, endroit épuré où la mignonnerie devenait narration. Trois secondes, un museau, un ronron, l’adhésion venait. Chaton Esclave, masque, collier fleuri, maladresse orchestrée, devint icône. Bézémina n’opposait pas une doctrine, elle exploitait la faille, émotion d’abord, argument ensuite. Le court formait l’habitude, l’habitude devenait abonnement.
La confrontation prit la forme d’une guerre d’échelle. Alex élevait monuments et cérémonies, Bézémina plantait micro-événements qui perforaient le flux. En quelques jours, ChatonEsclave.abs amassa des millions d’impressions. Les manifestes restauraient la dignité, la timeline préférait le ronron. Alex, vexé mais lucide, lança une riposte, pas une simple querelle, une stratégie théâtrale.
Sa première réponse fut la Parade des Chats en Toge. Dix félins alignés, Empereur Cat au centre, roux, moustaches blanches, petites lunettes de soleil, couronne de laurier, débitaient maximes avec solennité. Beau, cérémonial, élégant. Mais l’économie de l’attention ne récompense pas seulement la beauté, elle adore la surprise. Les vues montèrent, sans exploser. Alex comprit qu’il fallait mêler lourdeur et immédiateté.
Bézémina répliqua en serrant le récit. Une vidéo montrait Chaton Esclave cherchant une chaussette, sauvant une boîte vide, glissant, puis tombant dans une tasse. Tandis qu’une voix off de Bézémina déposait une phrase à la fois poétique et piquante, l’écran capturait un museau, un reniflement, une chute, empathie fulgurante. L’attention, convertie, devint chiffre. Les abonnements suivirent.
La bascule vers l’économie fut logique, l’attention se monétise. Alex structura une offre lisible, 52 recueils à 2,99 €, 12 numéros mensuels à 4,99 €, packs trimestriels à 9,99 €, éditions collector, bundles slip-kangourou. Il transforma rituels et manifestes en produits. Bézémina lança partenariats croquettes, filtres payants, peluches Chaton Esclave « Masque officiel ». Le spectacle et la douceur se retrouvèrent sur la même page de paiement. Rien de sale là-dedans, la logique était mécanique et implacable.
La rhétorique se durcit. ChatonEsclave.abs posta un montage où un chat reniflait une pile de chaussettes. On rit, la plaisanterie glisse vite vers la suspicion. Alex y voit de l’opportunité, « Les chats sont complotistes », lance-t-il, et réclame une commission d’enquête sur les chaussettes disparues. Bézémina transforme l’affaire en gag narratif, conspirer en ronronnant serait un art ancien. Le public sourit, clique, achète.
Puis survint l’incident pivot, petit mais décisif. Pendant une diffusion conjointe, Empereur Cat, solennel, marmonna une maxime sur la grandeur de l’absurde. En même temps, en plan rapproché, Chaton Esclave éternua, la caméra fut renversée par le mouvement du chaton et captura par accident la chute d’un micro. Montage parallèle, diffusion, hilarité immédiate. Le sérieux d’Alex se fissura, ses spectateurs découvrirent un Empereur qui pouvait perdre l’allure. Alex perdit un peu d’autorité mais gagna en sympathie, Bézémina perdit un peu d’exclusivité mais gagna en légitimité narrative. La fusion des registres venait de se produire, spectacle plus mignonnerie égale récit partagé.
C’est alors que le marché prit définitivement le relais. Éditions croisées Empereur vs Bézémina, slips collectors, bouteilles d’Orange Absolue en pack, l’objet consolide l’idée. La frontière entre propagande et marchandise se rendit volontairement indistincte. Les fans achetaient l’idée et l’objet, le contenu justifiait l’achat, l’achat finançait le contenu. Les deux camps avaient compris la règle essentielle, raconter vaut de l’argent.
Politiquement, la leçon fut simple et froide, l’attention est une ressource finie qu’on conquiert en articulant émotion et récit. Bézémina montra que la mignonnerie, bien scénarisée, politise. Alex démontra qu’un rituel spectaculaire, rendu proche, fidélise. Empereur Cat resta l’icône de l’absurde cérémoniel, il posait, il jugeait, il résistait aux câlins. Chaton Esclave demeura l’icône d’un mouvement capable de convertir l’attendrissement en adhésion. Kler, immuable, distribuait ses coupons en agonisant d’ennui bovin.
La guerre d’Absurdie n’eut pas de conclusion nette. Elle s’institutionnalisa, parades, filtres, miniséries et rumeurs coexistaient. Les philosophes débattaient de la valeur du ridicule face à la consolation immédiate, les marketeurs vendaient des slips en édition limitée. La morale devint pragmatique, l’orange n’est plus une couleur mais une méthode, esthétique, commerciale et narrative à la fois. Le pouvoir appartient à qui sait raconter la petite histoire qui fige le pouce.
La fin de l’épisode reste ouverte, intentionnelle et efficace. Les slips se vendent, les peluches aussi, les traités s’écrivent entre deux rires. Kler garde ses coupons, les chaussettes disparaissent encore, parfois volées, parfois filmées, parfois transformées en mème. Et si, un matin, ta chaussette manque, cherche-la d’abord sur ChatonEsclave.abs, il y a des chances qu’elle y ait fait une apparition en story, avec un filtre oreilles de lapin et une légende taquine. Preuve ultime, l’absurde a appris à se vendre, et quelqu’un a payé 2,99 € pour regarder la naissance du spectacle.